Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
CEP au Grand Quev'
3 mars 2007

En Irak, la télé de la haine, un article de Libé

Lien permanent: http://www.liberation.fr/actualite/monde/238526.FR.php (3 mars 2007)

Dans le collimateur du sniper, on assiste aux derniers instants de sa prochaine victime, un soldat américain qui patrouille dans les rues d'une localité irakienne. Lorsqu'il tombera foudroyé, on pourra lire en surimpression sur l'image où et quand il a été tué. Sans une seconde de répit, d'autres séquences, très rythmées, s'enchaînent, montrant des embuscades contre des convois de l'US Army. Images terrifiantes de brasiers, d'explosions, d'une guerre filmée en direct à ras des mitrailleuses et des mines. Une accalmie dans les violences pour découvrir les hommes d'un groupe d'Ansar al-Islam (l'un des groupes islamistes irakiens les plus radicaux, lié à Al-Qaeda), le visage masqué, qui passent en courant devant la caméra, saluant au passage avec le V de la victoire.

Sur le même sujet

Dans le nouveau paysage audiovisuel irakien, constitué d'une trentaine de chaînes, la plupart au service des factions et partis chiites ou sunnites, Al-Zawraa est la télévision de l'insurrection sunnite. Une télévision qui témoigne autant de haine à l'égard de l'occupant américain qu'à l'égard de la communauté chiite.

Sur l'écran vient d'ailleurs d'apparaître une longue file de cadavres alignés, les mains souvent liées. Certains, assassinés d'une balle dans la tête, portent des traces de tortures, victimes des escadrons de la mort liés au ministère de l'Intérieur et contrôlés par les milices chiites Al-Badr ou l'Armée du Mehdi. Par contre, on ne verra jamais la moindre victime des effroyables attentats à la voiture piégée commis par les kamikazes liés à Al-Qaeda sur les marchés chiites ou contre les écoles irakiennes.

Emetteur mobile. Al-Zawraa (l'ancien nom de Bagdad) est la chaîne de la haine la plus directe, la plus brutale, qui s'exprime sans le moindre détour, la moindre retenue. Son but est même de l'exacerber, d'attiser toutes les braises de la guerre civile, notamment par la provocation. Précisément, un prêcheur chiite, le regard fou, la bouche tordue par la colère, vient d'apparaître sur l'écran. Probablement filmé après l'attentat de février 2006 contre la mosquée de Samarra, l'un des hauts lieux saints des chiites, il invite les fidèles à se venger en tuant des sunnites.

La «voix de l'insurrection» émet 24 heures sur 24, via le satellite égyptien Nilesat. En Irak, elle est devenue l'une des télévisions les plus populaires de la communauté sunnite. Et au-delà. Ainsi, à Amman en Jordanie, bon nombre de chauffeurs de taxis palestiniens sont captivés par les images de la chaîne qui flattent leur antiaméricanisme. Jusqu'en novembre 2006, elle n'était pas clandestine. Mais le gouvernement l'a interdite pour «incitation au meurtre et au génocide à l'encontre d'une large communauté [les chiites] irakienne». Depuis, elle est devenue une télé pirate.

Amer Ibrahim, un journaliste irakien qui vit réfugié à Amman après avoir été menacé de mort à Bagdad, pense que l'émetteur est mobile, probablement porté par un camion qui circule dans les régions tenues par les insurgés. Le propriétaire, Mechaan Al-Joubouri vit, lui, confortablement à Damas où il s'est réfugié. En principe, il ne donne pas d'interviews. Mais on l'a vu souvent débattre sur des chaînes arabes, notamment Al-Jezira, où il n'hésite pas à injurier ses contradicteurs.

Machine de guerre. Etrange personnage, connu au-delà de l'Irak pour avoir été proche de Saddam Hussein et de son fils Oudaï, avec lesquels il a fait des affaires, notamment de la contrebande de cigarettes. Une brouille avec Oudaï ­ on dit à Amman qu'il a détourné son argent ­ l'oblige à prendre la fuite. Mechaan Al-Joubouri revient après la chute du régime, crée un parti ­ le Front arabe sunnite de réconciliation et de libération ­, se fait élire à deux reprises député de Mossoul. En même temps, il crée Al-Zawraa. «A l'époque, c'est une chaîne légère, avec surtout des danses, des chansons, de la variété», se souvient Amer Ibrahim. Mais viennent les problèmes, à cause d'une commission d'enquête parlementaire sur la corruption. Cette dernière étant contrôlée par des chiites, le député sunnite est vite sur la sellette.

On lui reproche d'avoir escroqué les Américains qui lui avaient confié l'organisation d'une police privée pour protéger un pipeline dans la province de Salaheddin. Il avait alors encaissé les salaires de milliers d'hommes qui n'ont existé que sur le papier. C'est probablement avec les dollars américains que la chaîne a été créée, et c'est pour se venger des poursuites menées contre lui qu'il transforme la chaîne de divertissement en une véritable machine de guerre au profit de l'insurrection. Les clips musicaux se muent en clips de terreur, alimentés par les vidéos que l'on trouve, pour moins d'un demi-dollar pièce, sur les marchés de Bagdad. Les «informations», données par deux présentateurs ­ une femme voilée et un jeune homme en battle-dress ­, vont dans le même sens que les images. Les chiites y sont notamment accusés de trahir le pays au profit de Téhéran, et même d'édifier un front iranien en Irak.

Diffusion interrompue. Bien sûr, Washington et Bagdad, outragés du contenu de la chaîne, ont tout fait pour la pister et la détruire. Ils n'ont pas manqué non plus d'intervenir auprès du Caire pour obtenir que le contrat qui la lie à Nilesat soit rompu. Pas facile puisque l'Egypte, comme nombre de pays arabes sunnites, s'inquiète de la prise du pouvoir en Irak par les chiites.

Cependant, la diffusion de Al-Zawraa a été interrompue pendant quelques semaines l'an dernier avant de reprendre, curieusement, après une visite de Mechaan Al-Joubouri en Libye, où il aurait rencontré Kadhafi. Mais, de nouveau depuis quelques jours, on ne parvient plus à la capter. Le quotidien égyptien Al-Jumhuriyah affirme que la chaîne a été fermée à cause «des interférences et des brouillages» qu'elle provoquait sur les autres chaînes. L'argument fait sourire. Sans doute Washington est-il parvenu à ses fins. Mais, à Amman, personne n'exclut pour autant de voir Al-Zawraa réapparaître bientôt.

Publicité
Publicité
Commentaires
CEP au Grand Quev'
Publicité
Publicité